Les visages de l'utopie (Sénégal)

Les visages de l'utopie (Sénégal)

Les utopies d'ici ne sont pas celles que l'on trouve au Sénégal. Voici des portraits de personnes qui portent des projets concrets de changement social.

Articles écrit par Christophe Abramovsky lors de l'été 2012.

Haïdar El Ali, un ministre de l’écologie toujours militant

Les visages de l'utopie (Sénégal)

Il arrive le pas pressé, l’air soucieux et s’enquiert dès les premières minutes de l’état de santé des pouces de palétuviers disposés dans une vasque de l’Océanium, le centre de plongées et de préservation de l’environnement, dont il est toujours le président. Le ministre de l’écologie et de la protection de la nature du Sénégal, El Ali Haïdar, est un amoureux des arbres ! Son obsession se résume en quelques mots : planter un arbre, dix, des millions. Ce n’est pas une lubie, c’est déjà un programme politique.

Etrange ministre que celui-là qui annonce tout de go que son urgence est de stopper les feux de brousse et la destruction de la forêt. Qu’on ne s’y trompe pas, El Ali Haïdar est un utopiste virulent et combatif qui, en homme de terrain, se bat depuis des décennies pour protéger l’environnement du Sénégal. Avec Océanium, il a réussi à planter plus de 100 millions de palétuviers dans le Sine Saloum et la Casamance, commençant à inverser le déclin de la mangrove. Il a appris des scientifiques, mais aussi des habitants des zones côtières. Il a écouté, cherché les solutions et surtout mesuré l’importance de la mangrove dans la lutte contre la montée des océans et la salinisation des terres agricoles. Il a aussi compris que si la mangrove disparaissait, la vie marine s’éteindrait, ne disposant plus de la pouponnière vitale pour nombre d’espèces halieutiques.

Un enfant timide et proche de la nature

Même s’il arbore le costume et la cravate lors des rencontres ministérielles ou des conférences internationales, El Ali Haïdar n’a pas oublié qu’il a longtemps porté la combinaison de plongée pour filmer les dégâts de la pêche à l’explosif ou les filets dérivants meurtriers.

Son histoire est « magique et formidable », comme il se plait à le dire. Ses parents quittent le Liban, pour chercher l’El Dorado nord américain, mais par un étrange destin, ils atterrissent sur les côtes sénégalaises : « ma mère se demanda si tous les américains étaient noirs », s’amuse le ministre. Toujours avec humour, El Ali Haïdar s’imagine en « golden boy » à Wall Street : « quelle chance j’ai eu que mes parents aient atterri finalement en Afrique. J’ai l’impression que dans le monde, soi-disant développé, la seule place que l’on ait est celle du consommateur. Là-bas, on croit que « time is money », alors qu’en fait « time is life ».» Un ministre philosophe, pourquoi pas ?

Né à Louga, petite ville entre Dakar et Saint-Louis, il grandit dans les quartiers populaires, loin du quartier libanais, plus cossu. « Nous «étions les seuls blancs dans la médina », se souvient-il. Enfant, il était d’une timidité maladive et passait le plus clair de son temps dans la nature : « je devais avoir 15 ans, je suis allé en brousse sans prévenir personne. J’y suis resté près de deux semaines. Mes parents me croyaient mort. J’étais bien dans la nature… » Un rapport avec la nature presque fusionnel. « Il faut être curieux de la nature, de l’autre. C’est ça l’essentiel. Aujourd’hui, à 58 ans, je peux arrêter ma voiture pour observer une fleur, une colonie de fourmis : je suis naturellement curieux », conclut-il.

L’urgence : arrêter les feux de brousse

Alors, le ministre militant, l’écologiste politique, président de la fédération des partis écologistes et verts d’Afrique de l’Ouest, s’appuie sur les réalités du terrain, sur les conflits existants dans les zones menacées pour conduire sa politique. Il parcourt tout le Sénégal pour convaincre et changer les comportements, pour lutter aussi contre les lobbies de la pêche industrielle ou des mines.

Sa priorité absolue reste la lutte contre les feux de brousse qui détruisent progressivement toute la forêt et entraîne l’avancée du désert de la zone sahélienne. « La forêt brûle chez moi. Elle brûle parce que le collecteur de miel quand il voit une ruche sauvage va d’abord couper l’arbre, ensuite il va allumer un feu qui va chasser les abeilles, il va collecter le miel, s’en aller, laissant l’arbre mort et la forêt brûler. La forêt brûle, parce qu’un chasseur braconnier, ou un responsable de campement qui souhaite que son client chasseur voit le gibier, va brûler la forêt. Donc l’urgence, c’est d’éteindre ces feux de brousse », déclare le ministre de l’écologie. Pour cela, il a l’intention de créer des « emplois verts », avec des « bourses vertes », afin de payer les jeunes et en faire ainsi les gardiens de la forêt.

Planter, toujours planter ! « Il faut faire naître dans l’esprit des Sénégalais l’envie de planter un arbre, car l’arbre c’est la vie. Si moi je plante 3000 arbres, j’ai mes limites. Alors que si je fais des autres des planteurs et que 12 millions de personnes plantent un, deux, trois arbres, ça fait 12 millions, 24 millions, 36 millions d’arbres. Et ainsi, tout le Sénégal reverdira », affirme le ministre des utopies écologiques.

« Participatif, applicable, reproductible »

El Ali Haïdar ne mâche pas ses mots quand il pointe les responsabilités, comme notamment celles de l’ancien chef de l’Etat, Abdoulaye Wade, qui a permis aux pêcheries étrangères de ratisser les fonds marins, qui a offert des concessions minières à des entreprises d’exploitation d’or, laissées libres de polluer et d’amasser des fortunes, sans aucune contribution pour le pays. Il porte aussi un regard critique sur la fonction politique : « Il ne faut pas que la fonction de ministre change l’homme jusqu’à ce qu’il ne se reconnaisse plus, sinon, il aura perdu sa foi, sa flamme. Il est important qu’on se fixe des objectifs et que ceux-ci nous engagent en tant qu’homme politique. Si on ne les atteint pas, on doit démissionner. La politique n’est pas une profession. En ce qui me concerne, c’est l’action écologique qui m’a donné une dimension politique. Je me sers aujourd’hui de la politique pour apporter au niveau national toute mon expérience écologique de terrain. Si je parviens à étendre toutes les actions que j’ai conduites depuis plus de trente ans au plan national, alors j’aurais rempli mon contrat », affirme l’homme politique.

L’ancien plongeur se considère avant tout comme un citoyen du monde. À chacune de ses actions, il applique une méthode simple qui se résume en trois mots : « Participatif, applicable et reproductible ». Conscient des difficultés économiques de son pays, il considère que les meilleures solutions ne sont jamais onéreuses, sans quoi elles n’ont aucune chance de se réaliser. Et si El Ali Haïdar a un rêve, « il se résume dans la vérité : que les gens soient vrais ; il se résume dans l’amour : que les gens s’aiment ». Mais El Ali Haïdar est d’abord un homme engagé et les termes de son engagement sont clairs : « J’ai des filles que j’aime et j’ai le choix : soit je leur transmets une éducation qui en fera des citoyennes responsables vis-à-vis de la planète, soit je ne fais rien. Mais franchement, j’ai plus envie d’œuvrer pour que les rues soient tapissées de fleurs, plutôt que de poubelles. J’ai plus envie de leur transmettre du beau que de la merde. Nous devons choisir. Soit on agit pour construire une planète saine, soit on opte pour l’inaction. Mais, ne nous y trompons pas, l’inaction nous conduit à la catastrophe ! »

Christophe Abramovsky

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Alihou Ndiaye, promoteur d’oasis agroécologiques

Les visages de l'utopie (Sénégal)

Alihou Ndiaye est un écologiste de la première heure, une espèce d’illuminée, de baba-cool des années 80. C’est en tout cas ce qu’on lui renvoyait lorsqu’il a commencé dans les bas-fonds de Dakar, aux abords de l’autoroute, à faire de l’agriculture écologique, sans engrais, ni pesticide. Un fou ! disait-on à l’époque. Aujourd’hui, Alihou Ndiaye est le superviseur de l’association AFAFA (aide aux femmes africaines par la formation de l’agroécologie) qui œuvre pour le développement de véritables oasis agroécologiques.

Quand il se souvient de ces premières années d’agriculteur, son enthousiasme ne fléchit pas : « nous étions trois amis étudiants et cherchions à gagner notre vie. Nous avons choisi l’agriculture ». Dans les bas-fonds de Dakar, ils appliquent ce qui est en vogue à l’époque : l’agriculture conventionnelle, avec tout son lot de pesticides et d’engrais chimiques. Le déclic se produit le jour où ils abandonnent leur arrosoir empli de pesticide dans le bassin de leur jardin. Le lendemain, toutes les grenouilles, poissons et autres vies avaient succombé. « On s’est dit que ce qui tue les animaux peut aussi être mortel pour l’homme. C’est alors qu’on a commencé à tenter de produire nos légumes sans aucun produit chimique », se souvient l’écologiste agriculteur. « Après tout, poursuit-il, depuis le néolithique, les hommes se nourrissent sans utiliser des produits chimiques. Il fallait retrouver ces méthodes ancestrales ».

Alihou Ndiaye ne s’est pas improvisé agriculteur écologiste du jour au lendemain. Ce sont les rencontres qui vont décider de son parcours. Sur son sillage, il croise Paul Germain de l’ONG ENDA Tiers-Monde qui appuie la démarche écologique des trois amis. Puis, en 1986, Pierre Rabhi, fait une conférence à laquelle ils assistent. « Il nous a émerveillé. Je crois que ce jour-là, nous étions les seuls à comprendre ce qu’il racontait. On était en train de le vivre ! » Aujourd’hui encore, Pierre Rabhi reste la référence et est aussi un partenaire essentiel d’AFAFA.

En 1992, la décision est prise d’acheter une parcelle en brousse, au village de Ndiemane, dans la zone de Mbour, à quelques kilomètres de l’océan. « Quand on est arrivé, on nous a pris pour des demeurés : des jeunes qui font le chemin inverse, quittant la ville pour retourner à la campagne. Personne ne pouvait comprendre. On était devenu des militants de l’agroécologie et on voulait démontrer sa pertinence et en vivre », se souvient Alihou. « Je n’ai jamais cessé d’ouvrir ma gueule, car on avait raison et on a toujours raison », s’enflamme le superviseur militant d’AFAFA. Il n’hésite pas à parler d’un véritable combat politique, contre la puissance des entreprises de semences, de pesticides, d’intrants, qui sont souvent de gigantesques multinationales. Le combat est déséquilibré, bien sûr, mais il est juste.

Alihou n’est pas peu fier de la réussite qu’affiche l’association. La révolution de l’agroécologie, c’est l’eau, bien sûr, mais pas seulement. En quelques années, à Ndiemane, plus de 250 puits ont été creusés et c’est autant d’oasis en zone aride. L’idée qui va permettre la pérennité de ces oasis est l’embocagement. Alihou s’illumine lorsqu’il évoque cette méthode ancestrale qui consiste à protéger les parcelles grâce à des haies de buissons épineux infranchissables par les animaux. Pour économiser l’eau, chaque oasis est divisée en parcelles entourées de petites digues végétalisées qui contiennent l’eau. Alihou parle avec passion, avec délectation de l’humus, l’essence même de toute vie végétale. « L’humus est à la base de toute agriculture. C’est pour ça que nous formons les paysans au compostage. Dans le centre de Ndiemane, nous développons une pépinière pour les haies et les arbres fruitiers. Quand ils en ont besoin, les populations viennent récupérer les plans pour leur oasis », précise le superviseur éclairé de l’association. Les habitants peuvent aussi se former à la fabrication de pesticides naturels. Les semences sont conservées selon les techniques des anciens, dans des greniers en banco.

Aujourd’hui, le projet est bien installé, Alihou Ndiaye veut lui donner une dimension nationale et travailler de concert avec le nouveau ministre de l’écologie, El Ali Haïdar, un véritable écologiste militant, dit-il. Ayant consacré toute sa vie à ce vaste projet d’agroécologie, Alihou aspire aujourd’hui à une vie plus calme : « Je suis toujours un agriculteur sans terre. J’aimerais acheter, pour ma famille et moi, un petit lopin de terre, où je pourrais faire du maraîchage agroécologique… » Pour cet enfant spirituel de Pierre Rabhi, nul doute que le rêve d’une agriculture écologique l’entraînera encore et toujours vers de nouveaux combats… « La vie n’est-elle pas un combat perpétuel ? », conclut-il.

Christophe Abramovsky

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Binta Sarr, reine d’un royaume de cendres

Les visages de l'utopie (Sénégal)

La démarche est chaloupée, presque bancale, l’équilibre semble instable et quand elle progresse dans la rue, une grâce incomparable émane de cette femme de 56 ans. Binta Sarr est la présidente du groupement d’intérêt économique des femmes transformatrices de poisson de Guet N’Dar, le quartier de pêcheurs de Saint Louis, au Sénégal.

Depuis plusieurs années, Binta Sarr préside aux destinées de plus de 400 femmes qui travaillent dans des conditions inimaginables. « C’est le métier de nos grand-mères. Nous n’avons que ça pour vivre. Ici, les hommes pêchent et les femmes sont chargées de saler, fumer et sécher le poisson. » Dit comme ça on penserait qu’il s’agit là d’un travail comme un autre, d’une de ces spécialités exotiques propres au Sénégal. Alors, Binta n’hésite pas à montrer les claies de séchage, les fourneaux servant à faire cuire le poisson, les étals où sont entreposés le sel, les bassines remplies de saumure dans lesquelles le poisson trempe des jours entiers. Binta montre, décrit chacune des étapes avec la connaissance accumulée par des générations de femmes. Elle explique inexorablement les fumées permanentes produites par la combustion du bois, cet épais « smog » saint louisien qui encrasse les poumons.

« Je sais que l’hygiène n’est pas respectée, que c’est mauvais pour notre santé. Je sais que nous pouvons avoir des maladies à cause de ce travail. Beaucoup attrapent le palu, ou sont très fatiguées quand elles rentrent le soir chez elles. Mais, que faire ? » À la haute saison de pêche, chaque femme travaille du lever du jour, dès l’arrivée du poisson, jusqu’à la nuit, remplissant jusqu’à vingt caisses de 50 kilos dans la journée, jusqu’à épuisement, rajoute Binta.

Ici, elle connaît chaque femme, les interpelle de sa voix cinglante. Elle parcourt les dédales crasseux de son territoire avec un boubou étincelant de couleur, de volants légers, comme un pied de nez à la puanteur de ce quotidien. Binta Sarr est reine d’un royaume de cendres, de crasse, de suc de poisson desséché. Elle gouverne une usine où l’odeur envahit chaque recoin sur des kilomètres à la ronde.

Alors pour que cela cesse, avec détermination, elle rencontre les édiles de la ville et de la région, explique, tente de convaincre et au besoin s’adresse à la coopération internationale pour rendre plus digne la vie des femmes de Guet N’Dar. Respectée par tous, elle est aussi crainte. Sa parole vaut toutes les signatures et l’annonce de son nom est comme un passeport dans la ville historique de l’aviateur Mermoz. Si elle ne pèse pas plus que 45kg, son seul regard impose le respect. L’œil est vif, parfois noir. Il faut bien résister à la noirceur de cette usine à ciel ouvert. Elle a dix enfants, à peu près, dit-elle. Ici, les enfants se comptent lorsqu’ils ont dépassé cinq ans et qu’ils ont une chance de survie… Binta Sarr ne s’étend pas sur sa vie privée, sur ses rêves. Ses espérances sont simples : avoir la santé, pour elle, son mari et ses enfants… Binta Sarr, reine et guerrière pour une cause juste : celle du mieux être des femmes transformatrices de poissons.

Christophe Abramovsky

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Castro Diompy, artiste de hip-hop, utopiste réaliste

Les visages de l'utopie (Sénégal)

De son histoire, il en fait mystère, comme pour construire la légende. Originaire du Tchad, il serait issu d’une lignée royale… Pas encore roi du hip-hop sénégalais, Castro Diompy avance tranquillement sur les chemins de la sagesse, comme un artiste citoyen, engagé dans la cité et porteur d’avenir.

Ses chansons parlent d’amour, d’éducation, d’évolutions sociales. Castro n’est pas un révolutionnaire, juste un jeune homme qui souhaite changer la société dans laquelle il vit. Son prénom est comme un présage. Son père admirait Fidel Castro. Le fils portera ce drôle de prénom, un prénom comme un étendard qu’il n’a pas choisi. Parfois, le rappeur de Dakar se demande si ce prénom lui correspond bien. Castro Diompy ne connaît pas vraiment le régime castriste, il n’est même pas certain d’en partager les ambitions… Pourtant, les prénoms ne disent-ils pas un peu qui nous sommes ? Castro garde en lui une révolte intense, une soif de liberté. Il ne peut imaginer une vie déjà toute tracée, où le respect des aînés est autant de freins à l’ambition des plus jeunes, où les traditions, les coutumes, obligent le mariage avec une « bonne épouse », la vie dans la demeure familiale et la prise en charge de la famille élargie... Castro ne peut admettre de se soumettre aux grands frères, aux autorités et étouffer ses espérances, le souffle qui l’anime. Il a trop conscience de sa conscience...

Ses chansons disent tout cela, sans intension de heurter, de polémiquer, mais avec conviction. Jamais il n’en appelle à la haine ou à la violence. Castro Diompy est un artiste de hip-hop pacifiste. Pourtant, lors d’une manifestation organisée par la ligue sénégalaise de lutte contre le cancer, il se produit devant un public nombreux. La première dame du pays est là, Viviane Wade, femme d’Abdoulaye Wade, alors président du Sénégal, accompagné de son fils Karim. C’est aussi l’époque où un certain mouvement contestataire, issu de la jeunesse dakaroise fait entendre sa voix : le mouvement « y’en a marre ». Castro Diompy en est proche, sans pour autant en être un des principaux animateurs…

Castro monte sur scène, chante et enflamme la foule. Le public réclame une chanson en particulier, une chanson qui cartonne à cette époque, une chanson qui met directement en cause la politique du président de la république. « Je ne me suis pas rendu compte des conséquences, ça m’a dépassé, les gens étaient tellement en liesse que j’ai tout donné, puis je suis rentré chez moi », se souvient le chanteur.

Tout bascule sur une chanson. Désormais, Castro Diompy est « persona non grata » et est considéré par les autorités comme un opposant politique, une voix dissonante par rapport à la politique du chef de l’Etat. « Quand les événements liés aux élections ont commencé, en 2011, les gendarmes sont venus chez moi, ils ont tout cassé dans mon studio d’enregistrement, ils ont tiré des coups de fusils dans mon appartement. Heureusement, je n’étais pas là », déclare le jeune homme.

Castro n’a plus le choix, pour une chanson qui n’a pas plu à la femme et au fils du président, il doit fuir le pays. L’exil commence. Il durera un an et demi. Pendant ce temps, il continue à écrire et chanter dans les pays d’Afrique où il est accueilli.

Aujourd’hui, de retour au Sénégal, avec un nouveau président à la tête de l’Etat, Castro reprend sa quête artistique et militante. Son nouveau projet, il le veut collectif et ancré sur son quartier de Nord Foire, à Dakar. Avec ses amis les plus proches, il fonde une association d’actions culturelles et sociales. Le projet est fou, ambitieux, utopique. C’est peut-être pour ça que Castro et ses compagnons s’agitent dans tout Nord Foire pour réveiller les initiatives encore endormies.

L’idée est simple : créer des dynamiques pour le développement du quartier, faire émerger les talents, les artistes, ouvrir un studio d’enregistrement pour les jeunes chanteurs de hip-hop. Chaque mois, Castro compte aussi créer un événement musical, faire venir des artistes de partout, pour rassembler la population. Derrière tout cela, il y a la volonté farouche de créer du lien et d’inscrire les jeunes dans des dynamiques citoyennes. D’ailleurs, la première étape consiste dans la plantation d’arbres devant chaque habitation et dans la rénovation de l’école du quartier par les jeunes eux-mêmes. « Faire, plutôt qu’attendre que l’on fasse », telle est la devise de cette toute nouvelle association.

Castro Diompy a un nouveau combat et des rêves plein la tête. Il rêve qu’un jour tous les Africains se tiennent la main pour avancer ensemble dans une grande fédération panafricaine. Il rêve que les Africains sortent de leur sentiment d’infériorité vis-à-vis des « toubabs ». Il rêve d’effacer les stigmates de l’esclavage. Il rêve que le peuple africain avance, sans courber l’échine, le regard fier tourné vers l’avenir.

Castro Diompy est un rêveur,

Castro Diompy est un artiste,

Castro Diompy est un homme debout.

Christophe Abramovsky

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Impression. L’odeur du Sénégal

Les visages de l'utopie (Sénégal)

Le Sénégal a une odeur : celle du poisson séché ! C’est à Guet N’Dar, le quartier des pêcheurs de Saint Louis, que la caravane de l’association toulousaine de voyages interculturels et solidaires Via Brachy fait escale ce mois d’août 2012. Dans un environnement baigné d’une fragrance écœurante, plus de 400 femmes transforment le poisson. Un véritable travail de forçat !

Une vue imprenable…

Depuis le toit terrasse du bâtiment du GIE (groupement d’intérêt économique) offert par la coopération japonaise, le paysage est contrasté. A l’est, le fleuve Sénégal chargé de limon en cette saison de pluie. Des pirogues colorées attendent sur la berge. Les paniers de rônier espèrent une moisson généreuse du grand fleuve. Ici, tout respire la pêche, même les ânes trainant péniblement des charrettes chargées de sardinelles séchées, de guédj et autres mulets. Parfois un véhicule motorisé tente l’aventure en ces terres austères. La vitesse ne dépasse que rarement celle des bestiaux.

A l’ouest, le spectacle est grandiose : l’océan en furie s’offre aux yeux écarquillés des voyageurs toulousains. Entre les deux, la langue de barbarie débute et sur une bande de terre de 800 mètres sur 200, en direction de la ville, c’est une fourmilière de 25 000 habitants qui grouille en permanence. Des enfants qui sortent des bicoques, qui se faufilent entre les roues des charrettes et des véhicules, qui courent, crient, rigolent et se « chicotent ». Le Sénégal est riche de ses enfants, dit un proverbe local.

Les chemins de sable mènent aux logements de cette communauté singulière. Ici, le chef de quartier est plus important que le maire de la ville. Ne dit-on pas en plaisantant que Saint louis est une banlieue de Guet N’Dar ? Ici, on est pêcheur de père en fils et les femmes, depuis « que le monde est monde » font sécher, cuire et fumer le poisson. Dans ce concert infernal, la vie se passe au rythme des arrivages de poisson.

Quand le regard se porte plus loin, au nord, c’est l’entrée de la vieille ville coloniale de Saint Louis, une autre ville, une autre atmosphère. L’oxygène est vicié, mais par les bus, taxis légaux ou « clandos ». Un air finalement plus respirable... C’est le Saint Louis pour le touriste ordinaire qui peut y faire ses emplettes et flâner au gré des boutiques d’artisans.

Du labeur des femmes…

Sud azimut, accolé à la maison du GIE, c’est un autre monde. Le spectacle est encore plus saisissant. Sur plus de 200 mètres de long, c’est un amas de vieux bidons, de barriques chargées de saumure pestilentielle, de claies de séchage jonchées ça et là, sur lesquelles des centaines de poissons se déshydratent paisiblement au soleil. Le sable a perdu depuis longtemps sa couleur chaude. Des paniers laissent échapper quelques sucs fermentés, le sel, disposé sur des étals bancals, est prêt à recouvrir le requin et la rée destinés à l’exportation. A quelques rares endroits, une bâche sommaire permet de lutter contre la morsure du soleil. Les femmes n’ont pas le temps de se plaindre.

En ce mois d’août, la production est faible, le poisson est rare. Néanmoins, on perçoit l’agitation des quelques 400 femmes qui quotidiennement enfournent les branchages dans des sortes de fourneaux à même le sol sur lequel est disposé un demi bidon métallique chargé de faire bouillir le poisson frais, avant qu’il ne soit séché et disposé sur une claie pour reposer quelques heures, quelques jours.

Ainsi va la vie dans ces coursives odorantes. Noirceurs, âpres senteurs, les femmes de Guet N’Dar travaillent comme des forçats pour extraire du poisson leur faible revenu. Les mains trempent toute la journée dans la fermentation, la fumée brouille la vue, jaunie les cornées. L’atmosphère est irrespirable, les fumées encrassent les poumons des femmes de Guet N’Dar et le sourire des jeunes filles. Porter, transvaser, découper, écailler, le dos s’effrite, les membres s’engourdissent et les douleurs ne se nomment plus. Et bien souvent, Allah les rappelle bien avant l’heure dans son paradis, pour un repos enfin mérité. D’ailleurs, comme un clin d’œil cynique, le cimetière musulman est voisin de ce lieu d’enfer. A peine un mur pour séparer l’enfer du paradis.

Christophe Abramovsky

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Moustapha Sylla, pour une éducation populaire combative

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Il en impose. Grand et costaud, l’ancien sous-officier des sapeurs-pompiers sait où il va. Ses convictions sont chevillées au corps. Il ne détourne jamais le regard quand il toise son interlocuteur et il faut quelques heures pour apprivoiser le « manageur général » de l’association KEOH à Kédougou. Dans ce recoin perdu du Sénégal, loin de la capitale Dakar, loin des autorités nationales, KEOH est une association d’éducation populaire qui a du caractère.

Fidèle à l’esprit de Condorcet, Moustapha Sylla veut donner à tous les opportunités de se former et de changer leur vie. Sans véritables moyens financiers, sans aide et surtout libre de tout engagement politique, Moustapha crée en 1999 l’association avec des amis d’enfance. Leader, il sait leur insuffler l’énergie nécessaire pour lancer l’aventure.

Le premier programme mis en place par KEOH concerne la santé maternelle. La mortalité infantile est considérable, surtout à Kédougou. Les petites filles, traditionnellement excisées, décèdent souvent suite à leur mutilation. Moustapha veut ouvrir ce débat sensible. Il fait venir les femmes, prescriptives de ces mutilations au nom de la tradition. Elles sont également conscientes de la mortalité de leurs enfants. Il invite les sages-femmes, représentantes du corps médical et au fait de ces tragédies. Moustapha est aussi habile dans l’art de mener les débats. Il demande à des religieux, à des imams respectés par la communauté d’expliciter ce que les écrits sacrés disent en matière d’excision. Selon les imams, le prophète n’aurait jamais ordonné d’exciser les jeunes filles, il aurait même conseillé de ne pas le faire, si la tradition le permettait. « Ainsi, précise Moustapha Sylla, l’excision n’est pas une obligation du Coran, juste une tradition séculaire, d’ailleurs largement abandonnée par la plupart des pays du Moyen-Orient ».

Moustapha ne se dérobe pas face aux débats difficiles. Ses convictions l’entraînent à défendre une éducation populaire politique : « je sais qu’on dérange, car on libère les consciences. Le pouvoir veut endormir tout le monde », affirme l’homme, l’œil malicieux.

Animateur infatigable du forum social de Dakar en 2011, il cherche à créer, ici, à Kédougou, un forum social local. Décidemment, « la résistance est là en permanence », rappelle Moustapha. D’ailleurs, comme un combat en appelle un autre, lors des dernières élections, il a mis en place tout un processus d’observateurs électoraux, aidé par une ONG américaine. Vérifier et contrôler la neutralité démocratique et veiller à ce qu’il n’y ait pas de fraude électorale, voilà bien un combat dangereux. Il en paiera d’ailleurs le prix.

Durant le mandat du président Abdoulaye Wade, il participe à des plaidoyers virulents contre la politique en place et aide les jeunes de Kédougou à les formaliser. Il fera alors connaissance avec les geôles sénégalaises…

Ses derniers combats en date concernent la sécurité alimentaire. Au sein de KEOH, il organise des formations au maraîchage bio. Il veut créer une filière du fonio, cette céréale ancestrale et très bien adaptée au climat local. Mais surtout, il souhaite que cette filière soit totalement contrôlée par les femmes. Déjà une révolution ! Moustapha Sylla lutte aussi avec son association contre la pandémie du Sida. Utopie ultime, il veut promouvoir le rôle de la société civile dans le contrôle des comptes des sociétés minières, pétrolières et gazières. Kédougou est le centre national d’extraction de l’or et cette exploitation a des effets désastreux sur l’environnement.

Alors, même s’il se considère comme un entrepreneur social, un animateur populaire de rue, Moustapha Sylla ressemble fort à un chevalier africain, une sorte de Don Quichotte libre et audacieux. Et puis, KEOH ne signifie-t-il pas « homme » en Mandingue ?

Christophe Abramovsky

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Opa Cissokho, entrepreneur social

Les visages de l'utopie (Sénégal)

Il porte les dents du bonheur comme d’autres arborent des gris-gris contre le mauvais sort. Il trace la route de Tambacounda à Goudiry, de Goudiry à Bakel, à la frontière du Mali. Il pousse jusqu’au sud du Sénégal, en pays Bassari, à la limite avec la Guinée, dans la région de Kédougou. Opa Cissokho est un entrepreneur social qui poursuit le rêve d’un développement local encré sur le réel des populations.

Son métier est de créer des synergies locales pour préserver l’environnement tout en dégageant pour les habitants des revenus substantiels. Opa Cissokho n’est pas un utopiste béat, il est d’abord un pragmatique qui sait au besoin s’appuyer sur les institutions régionales et nationales, sur les lois de décentralisation et construire pièce après pièce le puzzle d’une organisation cohérente de développement de cette région pauvre du Sénégal.

L’histoire est somme toute classique. Opa part dans la capitale faire ses études, ses camarades de promotion, eux, vont en Europe. Après quelques années, il décide alors de rentrer au pays. Quelques-uns de ses amis font de même. C’est un aîné, professeur d’université, qui leur donne l’élan nécessaire pour revenir dans leur région. Il y a tant à faire… Avec les lois de décentralisation de 1996 et la création des régions, Opa devient chargé de programme pour l’agence régionale de développement. « Dans le cadre de mes missions, je bouge dans toute la région de Tambacounda. Ça me permet ainsi de rencontrer directement les populations, de comprendre leurs besoins, leurs difficultés. En travaillant à la division des statistiques agricoles, j’ai très vite mesuré la faiblesse de la production agricole : un paysan a en moyenne un lopin de terre d’un demi-hectare. Avec si peu de terre, il ne peut s’en sortir », rappelle-t-il. En deux ans, il va à la rencontre de 650 villages entre Goudiry et Bakel. La réalité du terrain n’en est que plus saisissante.

Opa Cissokho constate les dégâts causés par la déforestation. Il se révolte contre la Sinefitex, société de développement de fibres textiles, aux capitaux français et sénégalais et qui pour les besoins de ses plantations de coton fait table rase de la forêt et polluent les nappes phréatiques avec les pesticides, mettant ainsi en péril l’écosystème.

Par ailleurs, la transhumance du bétail qui cherche sans cesse des herbages plus verts, accentue le phénomène de déforestation, sans parler des feux de brousse qui représentent une véritable catastrophe écologique. Comme un cri de désespoir, Opa lance : « ce dernier bastion de notre biodiversité est menacé. »

Fort de ces constats, Opa Cissokho crée en 2005 l’association Experna chargée de mener des actions de préservation du patrimoine naturel, de lutter contre la déforestation, les feux de brousse, mais aussi de valoriser les ressources naturelles. Opa est ainsi convaincu que les choses peuvent changer et qu’il ne peut y avoir de fatalité. « Notre territoire contient une immensité de richesse ; forêt, terre, eau, minerais… et pourtant, les gens restent pauvres. Il y a quelque chose qui ne colle pas. »

Opa Cissokho est un pragmatique, doublé d’un entrepreneur en herbe. Il reste aussi un militant, c’est pourquoi, en complément d’Experna, il crée un GIE (groupement d’intérêt économique) permettant d’exploiter commercialement les richesses naturelles. Pour que les populations de cette immense région restent impliquées et bénéficient de ces richesses, ce GIE rassemble de nombreux autres GIE villageois. Opa rappelle son ambition : « tout cela est fait pour que le revenu rural augmente et que la vie des gens s’améliore. »

L’espoir est là, il se présente d’abord avec l’arbre symbolique de l’Afrique : le baobab. Cet arbre vénéré, respecté est mythique. Il est le lieu des palabres, du conseil des anciens. Il peut atteindre 6000 ans d’âge. C’est là, parfois que les ancêtres sont enterrés et que les esprits habitent… Et pourtant, aujourd’hui, il est menacé.

Opa pense que le baobab peut être protégé pour les ressources qu’il propose. Son écorce permet de faire des cordages, son feuillage sert à la médecine et aux condiments alimentaires, des fruits est extraite une pulpe très recherchée, notamment pour la cosmétique. La graine sert à faire une huile précieuse, également en cosmétique… L’entrepreneur social est certain de convaincre ainsi les populations. Il y a le projet fou de cartographier les sites d’exploitation des baobabs et de développer autour de ces arbres remarquables des activités maraîchères…

Déjà une société française, MGD, basée en Bretagne, est intéressée, sur la base d’une démarche de commerce bio et équitable. Selon Opa, les bénéfices seront équitablement répartis entre MGD, l’association Experna et les producteurs. Quand on parle de pragmatisme…

Mais Opa Cissokho a une vision : « Mon rêve, c’est de voir que tous ces efforts parviennent à stopper l’avancée du désert au Sénégal et que les populations soient les vrais acteurs du changement, pour que les générations futures ne nous en veulent pas ».

Christophe Abramovsky

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Saïdou Ndiaye, joker du théâtre forum

Les visages de l'utopie (Sénégal)

De sa passion, il en a fait son métier. Saïdou Ndiaye vibre pour le théâtre forum. Ses combats passent par cet étrange théâtre popularisé il y a plus de trente ans par le brésilien Agosto Boal, dans son théâtre de l’opprimé. « Il y a un peu d’Agosto en moi », confesse Saïdou. Un peu seulement, tant l’homme reste modeste, toujours dans une incertitude créatrice, toujours en quête d’apprentissage. Saïdou Ndiaye n’en finit pas d’apprendre, de chercher, de s’imprégner de l’autre, d’observer la rue, les vies qui s’offrent à lui au quotidien. Il fait de chaque rencontre une nouvelle scène pour son théâtre de vie.

Enfant, il découvre le théâtre populaire dans son quartier de Yaraax, celui des pêcheurs, un des quartiers les plus pauvres de Dakar, baignant dans la baie polluée de Hann. Il joue au foot, comme tous les gosses, gratte la guitare et bien vite ses camarades l’appellent pour faire de la musique lors de représentations théâtrales. « Le théâtre est venu à l’improviste, comme la guitare », lance-t-il amusé.

Avec Diol, son ami de toujours, Saïdou crée en 1993 la troupe « Kaddu Yaraax ». Tous amateurs, profanes, comme il se plait à le dire, sans aucune connaissance particulière du théâtre, Saïdou devient le metteur en scène et Diol le chef d’orchestre de la troupe. Des amis se greffent à la bande et participent à toutes les joutes théâtrales fréquentes dans le quartier. Peu à peu, ils découvrent que l’approche du théâtre forum répond à merveille aux préoccupations sociales et politiques des populations. Saïdou va lire, apprendre, déchiffrer les codes de ce genre nouveau au Sénégal.

Difficile de lui faire dire « je », tant il ne pense que par le « nous ». Saïdou est un modeste doublé d’un éternel optimiste. Partir du théâtre populaire et aller vers le théâtre forum s’est imposé peu à peu. Il fallait rendre aux spectateurs ce qui lui appartient et utiliser l’outil du théâtre forum comme un vecteur pour les messages de prévention, mais aussi de transformations sociales. « Il y a une volonté de changer ce monde, et ça commence d’abord par nous ! affirme Saïdou, et il faut libérer les consciences en posant les questions taboues. Nous, on ne fait que pointer les problèmes, c’est le public qui doit trouver la solution. Nous ne sommes pas des experts avec une réponse prête à l’emploi », clame-t-il.

Sa philosophie, il la partage avec son ami Diol. « Nous devons faire bouger certains comportements, des attitudes en matière de santé, d’environnement, de rapports homme-femme », déclare le « joker ». Car Saïdou occupe le rôle du joker dans le théâtre forum, le Monsieur Loyal, meneur de jeu ou animateur. Après le temps proprement théâtral où est campée et jouée la problématique, le temps du forum arrive. Saïdou conduit alors les débats, cherche à faire bouger les regards, les perceptions. Il reste neutre, mais ferme dans la tenue du forum. Chacun doit pouvoir exposer son point de vue, rejouer la scène, pour que finalement une solution pensée et acceptable voit le jour.

« Je crois à l’acte présent tout autant que futur. Pour penser le changement, il faut se projeter, et remettre en cause certaines éléments du passé », avance-t-il avec son éternel sourire. Jamais il ne hausse le ton, jamais il ne s’agite outrancièrement, Saïdou paraît un sage sorti d’un théâtre antique.

Quand on lui demande quel pourrait être son rêve, il sourit une nouvelle fois : « essayer de faire un peu mieux chaque jour, peut-être aussi rechercher les actes qui nous unissent pour avancer marche après marche, comme s’il n’y avait pas de limites… »

Christophe Abramovsky

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Vieux Faye, artisan de rêves

Les visages de l'utopie (Sénégal)

Aller savoir pourquoi on l’appelle « Vieux ». Il n’a finalement que 48 ans et ne les fait même pas. C’est son nom dans le village de Yayeme depuis longtemps, depuis toujours peut-être. Issu d’une fratrie de plus de 16 frères et sœurs, Vieux devait être un enfant à part, un enfant qui n’ouvre la bouche que pour dire les choses essentielles. Jamais une parole inutile, jamais un mot qui ne dit plus que la pensée. Il est de ces personnages qui disent tout d’un seul regard. Vieux Faye est né à Dakar et conduit aujourd’hui son existence en paix dans ce petit village du Sine Saloum. Vivre est un art que cultive cet homme singulier au sourire permanent.

Vieux Faye a six enfants, peut-être sept, allez savoir. Ici, les enfants des cousins sont aussi vos enfants, et ceux des voisins le deviennent à force de visites. Vieux est un solitaire. Pour confectionner ses objets d’art à base de noix de coco et de calebasses, il préfère la tranquillité à l’extérieur du village. « La fabrication de lampes ou de boîtes à bijou me permet d’être concentré, de réfléchir, de méditer. Quand je vivais à Dakar, il y avait trop d’agitation. Ici, je suis plus près de la nature, plus serein. »

L’homme au visage émacié ne s’arrête jamais. Quand il ne bricole pas ses calebasses pour les touristes, il travaille dans son poulailler. Plus de 1000 poules pondeuses offrent un revenu permettant de nourrir toute la grande famille. Et comme la nature est son alliée, Vieux plante sans cesse les graines que les amis d’Europe lui envoient. Il expérimente tel ou tel légume, telle ou telle fleur, sans jamais trahir la terre, en respectant ses nutriments naturels. Du bio, rien que du bio !

Vieux Faye vit en harmonie avec tout ce qui l’entoure, c’est peut-être pour cela qu’il ne se connaît pas d’ennemi. Pourtant, il lui arrive de hausser le ton, confesse-t-il, et même parfois de s’emporter. Ainsi sont les grands calmes. Mais avant tout, ce qui caractérise le mieux l’homme frêle, c’est sa générosité. Sa porte est toujours ouverte, notamment pour les jeunes Français qui viennent ici apprendre à vivre autrement. En effet, Vieux reçoit régulièrement des éducateurs spécialisés qui lui amènent des jeunes en séjour de rupture, des jeunes délinquants envoyés par la PJJ, des jeunes mal dans leur peau que les institutions, en France, n’ont pu remettre sur le droit chemin.

Alors, c’est Vieux, pendant quelques semaines, quelques mois qui va les guider, les secouer, les mettre au travail, au champ, à l’artisanat, à l’élevage… Au rythme sénégalais, la vie se déroule paisiblement, en apparence. En réalité, toutes les tâches du quotidien prennent une autre dimension : laver à la main ses vêtements, faire sa toilette au puit, chercher un coin tranquille pour ses besoins et même préparer le repas. Vieux sait bien que le choc interculturel est violent pour ces adolescents perdus. « On me donne en général les jeunes les plus difficiles, les cas désespérés, alors, moi, je les mets au travail et ils se transforment peu à peu ».

Observateur attentif de la société dans laquelle il vit, il sait aussi tendre la main aux jeunes en détresse du village, pour les conduire vers des chemins plus sûrs, plus paisibles. Chacun à Yayeme le connaît, chacun le respecte pour cet art de l’autre. Vieux n’est pas vieux, mais il est un homme libre, déjà un sage.

Christophe Abramovsky

Rédigé par Hétérotopiste